Le paradis scientifique Entretien avec Florent Georgesco
Fernando Arrabal
Houellebecq et le paradis scientifique
Entretien avec Florent Georgesco
Florent Georgesco : Je dois vous faire un aveu : c’est la surprise qui m’a donné l’idée de cet entretien, le jour où j’ai appris que vous publieriez, à cette rentrée, un livre sur Houellebecq[1]. Je savais que vous aviez témoigné en sa faveur lors du procès stupide qu’on lui a fait. Mais je ne voyais là rien d’autre, chez quelqu’un qui a connu les prisons franquistes, qu’une volonté de défendre la liberté d’un écrivain attaqué par d’étranges contempteurs du blasphème. Je n’imaginais pas que vos relations avec lui pouvaient déboucher sur un livre, que c’étaient des relations d’œuvre à œuvre. Je vous voyais trop éloignés l’un de l’autre. Je ne voyais pas comment vos univers, qui sont pour moi des antipodes, pouvaient entrer en contact. J’ai pensé qu’il valait la peine de chercher à comprendre, et c’est pourquoi je suis chez vous aujourd’hui.
Fernando Arrabal : Ce n’est pas un livre que je publie. Il a d’abord été publié, à son initiative, par un très bon éditeur espagnol (les Éditions HMR). Il m’en a fait la surprise. Comme ses ouvrages sont toujours superbes, de petits bijoux (il en publie un tous les six mois), j’ai été ravi.
F. G. : C’est donc lui qui a eu l’idée de faire un livre sur Houellebecq ?
F. A. : Oui. Il a pris des textes publiés dans des journaux espagnols, américains, français (je tiens une chronique dans L’Express)… Mais il aurait pu éditer le même livre sur Kundera, par exemple, ou sur Beckett, Ionesco, Salinger ou Matzneff. J’ai beaucoup écrit sur la plupart de ces auteurs : il aurait pu faire, à leur sujet, des livres plus épais que celui-là. D’ailleurs, il faut dire qu’ils ont aussi beaucoup écrit sur moi. Je dois à Beckett, en particulier, le seul texte non littéraire de sa vie, cette « Lettre aux juges d’Espagne » qui a été lue à mon procès, en 1967. Et si quelqu’un comme Ionesco a beaucoup écrit sur des auteurs, je ne crois pas que Kundera le fasse souvent – or il m’a consacré quelques textes somptueux. Il n’y a donc rien d’exceptionnel à ce que j’agisse de même. J’avais déjà publié un livre, qui a été un échec commercial mais que j’ai été très heureux de faire, sur Topor, que je considère comme un des plus grands.
F. G. : Mais alors pourquoi, cette fois, Houellebecq ? Est-ce pour accompagner la sortie de son nouveau roman, La Possibilité d’une île, partout annoncé comme l’événement de la rentrée ?
F. A. : Non, ce n’est pas un livre de circonstance, surtout en Espagne. Là-bas, il est sorti en mars, et alors les Espagnols ne savaient pas du tout que le roman allait être publié cette année. Moi non plus, d’ailleurs. Il n’y avait donc aucune actualité. Et puis, ce qui les intéressait, vous comprenez, c’était plutôt Arrabal que Houellebecq.
F. G. : Ce n’est tout de même pas par hasard s’il est consacré à Houellebecq. Et je vous répète ma question : pourquoi lui ? Qu’est-ce qui vous rapproche de lui, qui paraît si loin de vous ?
F. A. : Parmi les personnes sur qui j’ai écrit dans ma vie, c’est en effet celui qui m’est le plus étranger, celui qui est le plus loin de moi dans tous les sens. Par moments, je l’ai beaucoup fréquenté, surtout dans des périodes de solitude (par exemple j’ai passé une semaine avec lui en mai dernier), mais c’est quelqu’un que je comprends très mal. Pour moi c’est comme si c’était un Martien.
F. G. : C’est une bonne raison de faire un livre sur quelqu’un, après tout : vous faites un livre sur un Martien.
F. A. : C’est ça… Vous savez, tous ces écrivains et ces artistes que j’ai côtoyés avaient quelque chose qui était très proche de moi. Avec Marcel Duchamp, il y avait les échecs, et les mathématiques. Avec Beckett aussi. Ionesco, c’était sa tendresse, sa sympathie constante, son innocence. Avec Houellebecq, ce qui s’est passé, c’est qu’il m’a envoyé un fax, il y a sept ans. Je l’avais déjà lu. C’était avant Les Particules élémentaires, mais j’avais lu Extension du domaine de la lutte et ses poèmes, et j’avais beaucoup aimé, surtout ses poèmes. J’aime beaucoup l’alexandrin. J’en ai beaucoup écrit. La part la plus importante de mon « œuvre », c’est la poésie, et dans ma poésie, il y a beaucoup d’alexandrins.
F. G. : Voilà une chose que vous avez en commun : l’alexandrin.
F. A. : La poésie, oui. J’ai beaucoup aimé ses poèmes. D’ailleurs, puisque je fais partie des cinq ou six qui l’ont lu, je peux dire que son dernier roman est, à mes yeux, plus qu’un roman.
F. G. : Mais vous n’en parlez pas dans votre livre.
F. A. : Non, je ne l’avais pas encore lu au moment où il a été fait. Houellebecq se demandait même s’il allait pouvoir l’achever. Il était très angoissé. Il avait signé un papier, il devait rendre ce livre. Je crois qu’il se sentait comme Flaubert qui avait, à la fin de l’écriture de Madame Bovary, le goût de l’arsenic dans la bouche. Mais, pour revenir à votre question, je ne vois pas ce que nous avons en commun, en dehors de l’alexandrin. Par exemple, il n’aime pas les échecs, ce qui pour moi est très bizarre ; c’est extrêmement rare que j’apprécie quelqu’un qui ne joue pas aux échecs. D’ailleurs, je peux vous dire que dans La Possibilité d’une île, qui fait quatre cent quatre-vingt-cinq pages, il y a une seule ligne sur les échecs. Elle est très juste, comme d’habitude. Pour lui, les échecs côtoient la science. Ce qui est agréable, c’est qu’il s’intéresse à des scientifiques d’aujourd’hui. Avec lui, on peut parler, entre autres, de celui que je tiens pour le plus grand mathématicien vivant, Mandelbrot, le créateur des fractales. Avec Houellebecq, on peut parler des fractales.
F. G. : C’est donc Houellebecq qui a fait le premier pas vers vous, avec ce fax, il y a sept ans ?
F. A. : Oui. Et puis nous nous sommes vus, dans un restaurant près d’ici, qui est devenu un hôtel de luxe, mais à l’époque c’était un estaminet. Je lui avais donné rendez-vous là et ça s’est passé à l’espagnole : on a déjeuné, et je crois qu’on s’est dit au revoir vers huit heures du soir. Depuis, chaque fois qu’on se voit, c’est la même chose. Mais on peut passer des mois sans se voir. Je ne l’appelle jamais. Je sais où il est, mais, un peu comme Beckett… Bien qu’il ne soit pas comme Beckett : d’abord, il peut parler avec la presse, même à la télé. Dans le cas de Beckett, évidemment, le retrait était plus absolu. Cela dit, il venait dîner de temps en temps chez moi. Ionesco, non, lui n’est jamais venu. Breton, je le voyais au café surréaliste, La Promenade de Vénus. Mais je suis aussi allé chez lui. La première fois, c’était une grande cérémonie, comme on adoube un chevalier. D’ailleurs, Breton vivait très modestement, comme Beckett. Il n’y a que Ionesco qui vivait un peu mieux. Tous m’ont beaucoup appris. Et ce sont aussi des gens avec qui j’ai beaucoup ri – surtout Beckett, et Topor.
F. G. : Est-ce que vous riez avec Houellebecq ?
F. A. : Oui, aussi. Il est très drôle. Il fait une montagne avec de petites choses. Alors bien sûr, en même temps, il souffre beaucoup. Il me semble qu’il n’a aucune vie sexuelle, par exemple, ce qui doit être très mortifiant. Ce n’est pas un secret, d’ailleurs. Il est extrêmement franc, toujours, lorsqu’il écrit, lorsqu’il parle. Je sais que dans les entretiens qu’il va faire pour la sortie de son livre, si on lui pose la question, il dira ce qu’il dit à chaque fois, c’est-à-dire que sa bite lui sert, comme à tous les hommes, pour faire pipi. Lorsqu’il a subi ce grand drame, cet hiver… Il est possible qu’il demeure chaste le reste de sa vie. C’est terrible pour un homme si jeune, n’est-ce pas ?
F. G. : C’est effrayant.
F. A. : De la même manière, je me suis déjà demandé si Breton ne s’était pas suicidé. Il avait 70 ans. Ç’avait été un très bel homme. Il fallait le voir, face au miroir de La Promenade de Vénus ! Et il est arrivé à 70 ans, il n’a plus eu la possibilité de bander, et peut-être a-t-il préféré se suicider. En tout cas, il est mort d’une drôle de manière, qui n’a jamais été vraiment étudiée.
F. G. : Houellebecq ne se suicide pas, même s’il est condamné à la chasteté.
F. A. : Mais il fait tout pour être tué ! Et ses personnages meurent toujours…
F. G. : …assez violemment…
F. A. : Oui, et je crois qu’il rêve que ses ennemis, qu’il maltraite d’une manière terrible, le tuent.
F. G. : Pensez-vous que ses phrases sur l’islam, qualifié de « religion la plus con », qui lui ont valu son procès, relèvent de ce désir d’être assassiné ?
F. A. : Peut-être bien, mais, vous savez, Houellebecq ne comprend rien à la religion. Ça ne l’intéresse pas vraiment. Je me demande même pourquoi il s’intéresse tant, par contre, à Auguste Comte, au positivisme, qui est une forme de religion. Pour moi, c’est incompréhensible. Comte, c’est une sorte de Newton, ou de Kant, sauf qu’eux n’ont pas connu l’amour, alors que lui le connaissait, et de quelle manière ! Il est peut-être, finalement, plus proche de Schopenhauer.
F. G. : Houellebecq s’intéresse aussi aux raéliens.
F. A. : Une fois, il m’a emmené chez eux. Ils l’intéressent, c’est vrai. Ce qui ne l’empêche pas de tenir leur leader pour un clown et un imbécile.
F. G. : Et éventuellement un criminel, ce qui est moins grave.
F. A. : Oui, d’abord un imbécile. Mais c’est curieux, parce qu’en réalité, j’ai avec Houellebecq des conversations sur Dieu, sur les religions, aussi vives qu’avec Ionesco – avec lui, nous ne parlions pratiquement que de ça. On parle de sexe, de science, et de Dieu. Mais il ne comprend pas Dieu.
F. G. : Il dit que Dieu n’est pas nécessaire. Il ajoute même (c’est dans votre livre) : « ni ici, ni au paradis ». Qu’est-ce que c’est que ce paradis sans Dieu ?
F. A. : Le paradis scientifique. Évidemment, c’est un rêve, rêve formidable… Mais, ce qui se passe… Par exemple, Ionesco, qui était innocent (très intelligent, mais très innocent), Ionesco qui, je le dis au passage, est à mon avis l’auteur d’un des plus grands romans du xxe siècle, Le Solitaire, cet homme-là, à la fin de sa vie (je le voyais presque tous les jours à cette époque), commençait toujours la conversation en disant : « Toi et moi nous sommes agnostiques. » Et sa femme, Rodica, qui fumait sur le divan, répondait toujours la même chose : « Pas si agnostiques que ça. » Je crois que s’il y avait une Rodica quand je parle avec Houellebecq, elle pourrait dire la même chose. Il se déclare agnostique, je me déclare agnostique, et à partir de là on ne parle que de religion, de Dieu… Il est notamment très intéressé par ce qui m’est arrivé à dix-sept ans, quand j’ai cru voir la Vierge Marie. Il me pose mille questions sur ça. Mais, en même temps, il ne comprend pas qu’on puisse croire en Dieu. Il pense que c’est fini, que la science va balayer tout ça – la science et le sexe.
F. G. : Votre éditeur français a ajouté, à la fin de ce volume, deux poèmes qui n’étaient pas dans l’édition espagnole, un de Houellebecq, « Le Temps », et un de vous, « Requiem pour la mort de Dieu », où vous montrez une nostalgie de Dieu, des dieux, du sacré bien éloignée du coup de balai que vous évoquiez à l’instant, de ce rêve d’un paradis scientifique. Vous semblez vouloir, par la poésie, contraindre les dieux à revenir sur terre.
F. A. : Vous savez, parfois, la nuit, avant la partie d’échecs qui doit me conduire au sommeil, ou avant de lire un dernier livre, il arrive que je prie. C’est étrange, bien sûr : comment faire une prière s’il n’y a personne à qui l’adresser ? Mais j’ai en effet une nostalgie de l’époque où j’ai cru, où j’ai été sur le point d’entrer dans la Compagnie de Jésus, sous Franco, c’est-à-dire dans les pires des conditions, mais il n’empêche : j’ai été très heureux alors. J’étais ce qu’on appelle un agapito (ce qui signifie que nous avions pour Dieu un amour-agapé, ne pouvant avoir celui que Dieu avait pour nous, l’amour-éros). Nous étions six garçons comme ça, six agapitos. J’ai passé là des moments extraordinaires.
F. G. : Votre poème est une prière adressée à des dieux disparus. Mais enfin, vous continuez à leur parler.
F. A. : Je vais vous raconter quelque chose. Chaque fois que je suis à New York, je rends visite à Louise Bourgeois, avec qui j’ai fait plusieurs livres de bibliophilie. Vous connaissez sa réputation… Je me souviens, quand elle envoyait des choses aux surréalistes… Breton m’a dit un jour qu’il détestait ces merdes. Ce n’est pas le genre de mots qu’il aimait employer, mais, là, c’étaient littéralement des merdes – des sexes et des merdes. Par la suite elle a fait cette bite en bronze, dont on prétend qu’elle serait celle de Duchamp, qui aurait été son amant. Elle passe, bien entendu, pour un pilier d’une pensée agnostique. Or, quand je suis allé la voir en novembre dernier, elle m’a demandé de lui lire ce poème, puis de le lui relire, et je le lisais de mieux en mieux, je commençais à le lire vraiment (j’estime qu’un poète doit être capable de se lire sans tomber malade – nos grands poètes, comme Aragon ou Neruda, dès qu’ils commençaient à lire, tombaient malades). Je le lisais avec le plus de vérité que je pouvais. Au bout de la troisième lecture, un philosophe, qui était là avec nous, lui a demandé : « Mais, Madame, pourquoi voulez-vous qu’on relise sans cesse ce poème ? Est-ce que vous croyez en Dieu ? » « Mais bien entendu ! » Il y a alors eu un silence, puis elle a ajouté : « Dieu nous aime. » Louise Bourgeois, cette célèbre agnostique, qui est de plus une femme plutôt dure, presque acariâtre, qui par moments peut être très méchante, je l’ai entendue dire : « Dieu nous aime. »
F. G. : Lui avez-vous également lu le poème de Houellebecq ?
F. A. : Oui, mais ça l’a beaucoup moins intéressée. Ce qui l’intéressait, c’était la mort de Dieu. Cela dit, le poème de Houellebecq est très bon. Il y dit, avec la précision et la franchise habituelles, ce qu’il est en train de vivre.
F. G. : C’est d’ailleurs dans ce poème qu’apparaît le titre de son nouveau roman : « …Et l’amour, où tout est facile, / Où tout est donné dans l’instant / Il existe au milieu du temps / La possibilité d’une île. » Je ne fais pas partie des cinq ou six privilégiés qui ont lu le roman, mais, si j’en juge par le poème, la possibilité d’une île, c’est, face à l’infamie, au dévergondage de médiocrité qui envahit le monde, et que Houellebecq décrit si minutieusement dans ses romans, cette unique échappée, ce refuge : l’amour, mais qui est toujours chez lui, en fin de compte, une impossibilité. Il n’y a pas d’autre salut que celui-là, et ce n’est pas un salut. On est très loin de votre invocation devant le ciel vide, de cette attente que quelque chose d’autre, à nouveau, y apparaisse.
F. A. : C’est-à-dire que comme il ne croit pas en Dieu, il n’a pas peur que Dieu soit mort.
F. G. : Il n’en a pas même la nostalgie.
F. A. : Il croit en autre chose. Il croit à l’amour inconditionnel.
F. G. : Oui, mais il le montre toujours détruit, échouant toujours.
F. A. : Il croit qu’il sera possible lorsque la science aura encore avancé. On peut tous imaginer que dans trois ou quatre siècles la science aura fait certains pas, qui nous permettront par exemple de nous accoupler, je ne sais pas, avec des sangsues, des écureuils… On peut imaginer que notre état physique s’enrichira. Et que notre mémoire, qui est la base de tout, s’enrichira aussi.
F. G. : La science a toujours eu une grande importance chez vous, dès les années 60, quand vous fondiez le groupe Panique avec Topor et Jodorowsky.
F. A. : Bien sûr. D’ailleurs… J’ouvre une parenthèse. Les manifestes dada et surréalistes sont des textes très beaux, mais magiques, et moi je déteste la magie. Lorsque Topor a écrit le Mémento panique et moi L’Homme panique ou La Pierre de la folie, nous n’avons rien voulu faire de la sorte. Nous voulions au contraire donner une réponse à notre mesure au dadaïsme et au surréalisme. C’est pourquoi il est étrange que Breton, qui se rendait bien compte que ces textes lui étaient opposés, les ait aimés. Ça aurait dû être conflictuel, d’autant que Breton aimait le conflit.
F. G. : Il aurait dû vous expulser.
F. A. : Je ne sais pas pourquoi il ne l’a pas fait. C’est mystérieux. Je pense que Breton a parfois été touché par la grâce, si tant est que la grâce existe : dans trois ou quatre poèmes et, surtout, à l’heure de s’entourer de gens.
F. G. : Donc, refus de la magie, et importance de la science.
F. A. : Une importance capitale ! Je vais vous dire quelque chose qui sera peut-être une révélation pour vous. Dali (lui, Avida Dollar, etc., toute cette comédie qu’on a faite autour de lui) a, en 1985, dépensé beaucoup d’argent pour organiser un symposium auquel il a invité les plus grands hommes de science. Eh bien, il était tellement intéressé par le groupe Panique (un jour, on le verra), qu’il a donné à ce congrès un titre totalement panique : « Procès du hasard ». Pour Jodorowsky un peu moins, mais pour Topor et moi, le mouvement Panique avait deux piliers : le hasard et la mémoire. On ne peut pas imaginer l’avenir sans les coups de théâtre du hasard. Et sans la mémoire on ne peut imaginer le présent ni le passé. Sans elle, il n’y a rien. Quand je vois Mandelbrot, je parle beaucoup de la mémoire avec lui, de l’humour aussi, d’ailleurs, car il a une vision très drôle des mathématiques. Mais nous parlons aussi de cette réunion organisée par Dali, où il a refusé d’aller.
F. G. : Pourquoi ?
F. A. : Je ne voudrais pas le réduire… Je pense qu’il se croit supérieur. Et pourtant les plus grands étaient là. Il y avait, par exemple, Prigogine, qui a eu le Prix Nobel de Chimie, et René Thom, qui est un des hommes de science qui m’ont le plus impressionné. Lui n’a pas eu le Prix Nobel, puisqu’il n’existe pas en mathématiques, mais son équivalent, la médaille Fields, pour sa théorie des catastrophes.
F. G. : C’était aussi un philosophe, un métaphysicien. Ses travaux sur Aristote sont très importants.
F. A. : Voyez-vous, pendant des millénaires, la philosophie a été mathématique, et la mathématique, philosophique. C’est curieux comme les choses se passent. Il y a parfois dans l’histoire des coups de hache, comme disait Shakespeare. Brusquement, à la frontière du troisième millénaire, philosophie et mathématique se sont séparées. Et je pense que désormais la biologie moléculaire comporte plus de réponses, mais surtout plus d’indétermination, plus de ce qu’Aristote appelait l’équivoque, et Cervantès l’ambiguïté, qui est ce que jusque-là la philosophie analysait mathématiquement. Maintenant, c’est la biologie moléculaire. Elle s’occupe, par exemple, des vaches folles, des prions (qui est un mot passionnant).
F. G. : Dans votre Houellebecq, vous en faites une injonction : prions !
F. A. : Je crois que la biologie moléculaire permet de rompre définitivement avec la possibilité philosophique de donner une réponse globale. Quelle réponse pourrions-nous donner ?
F. G. : Est-ce qu’elle ne crée pas en même temps le mythe d’une réponse à venir, qui serait le terme du progrès des techniques du vivant ? Je pense à ce paradis sans Dieu dont nous parlions, ce paradis pour dans trois siècles. Chez Houellebecq, du reste, le clonage apparaît comme le moyen par excellence de le faire advenir. Il dit ceci, dans un des entretiens de votre livre : « Notre espèce pourrait se transformer en une autre immortelle, qui lui serait apparentée, et qu’on régénèrerait par le clonage. Vérité et beauté seraient toujours les mythes de l’art et de la science, mais sans le dard de la vanité ou de l’urgence. » En lisant ces phrases, j’ai pensé, je ne sais trop pourquoi, à cette autre, que vous rapportez aussi : « Je commence à être heureux quand je m’habitue à quelque chose. »
F. A. : Nous vivons tous dans la routine.
F. G. : Peut-être, mais est-ce que l’utopie du paradis sans Dieu n’est pas, dans l’esprit de Houellebecq, le rêve d’une routine éternelle ? Paradis, morne plaine : ce n’est pas tout à fait la science pataphysique des exceptions, ni le hasard panique.
F. A. : Je n’aime pas du tout l’utopie. L’utopie, c’est la chimère, qui est une bête affreuse.
F. G. : Et féroce.
F. A. : Je préfère être terre à terre. Dans le tableau de Raphaël, qui est au Vatican, L’École d’Athènes, Platon regarde vers le ciel et Aristote – mon ami Aristote ! – observe la terre. Est-ce qu’on peut imaginer quelqu’un de plus intelligent qu’Aristote ? Mais en même temps… J’avais 17 ou 18 ans (j’avais déjà vu la Vierge) et je lisais Histoire des animaux d’Aristote. Il y parle de ceux que je préfère, les cafards (j’ai fait trois livres sur les cafards). Il parle aussi des araignées : c’est grâce à lui qu’on sait que les araignées ne sont pas des insectes. Il a, tout simplement, compté leurs pattes et il a dit que ça ne pouvait pas être des insectes ; ce sont donc des arachnides. Mais en réalité, dans ce traité, il parle presque toujours de l’être humain. Moi je suis là-bas, en Espagne. J’ai fait la sieste, je suis en train de lire. Je ne suis entouré que de femmes et j’ai l’impression que ces femmes sont surdouées. Ma grand-mère, ma sœur, professeur de médecine à Madrid, ma mère : toutes, surdouées. Et voici sur quoi je tombe en lisant Aristote : « J’ai la preuve que la femme est inférieure à l’homme. » Alors je pense que ce cerveau extraordinaire a vu quelque chose que je n’ai pas remarqué et qu’il va maintenant me faire une démonstration définitive. Et puis la preuve arrive : la femme a une dent de moins que l’homme ! Ce qui, en plus, est complètement faux ! Lui qui comptait les pattes des araignées et des cafards, il n’a même pas eu l’idée d’ouvrir la bouche d’une femme pour compter ses dents ! Mais c’est ainsi ; des choses aussi simples, nous ne les faisons pas.
F. G. : Connaissez-vous un seul grand esprit qui n’ait eu sa part de bêtise, du moins de naïveté ?
F. A. : Non. Il y a une autre anecdote du même genre. C’est à propos de Newton, qui est un des seuls hommes que je connaisse dont l’intelligence soit comparable à celle d’Aristote. D’ailleurs, il est plus attachant. Cette solitude… Il va finir comme ça, Houellebecq, dans cette solitude. Eh bien, Newton, qui, par son innocence, en quelque sorte, était un homme très avare (il ne pouvait pas embrasser, c’était donner de sa salive, c’est comme Kant qui ne pouvait pas marcher vite, pour ne pas perdre de sueur), à un moment donné il a reçu beaucoup d’argent. J’ai raconté ça à Topor. Newton a dit : « Je vais faire quelque chose d’extraordinaire avec cet argent. » Et il a affrété une expédition pour aller dans les Alpes rechercher des dragons. D’abord, ça m’a fait rire : comment un homme si intelligent a pu croire aux dragons ? Et puis je me suis dit : « Et moi, à quels dragons je crois ? » J’ai posé la question à Topor et Topor, une fois de plus, a été somptueux. Il m’a dit : « Mais c’est évident. Ce à quoi nous croyons et dont, dans cent cinquante ans, on se rendra compte que c’est une bêtise, c’est l’amour. » Puis il a ajouté : « L’amour, c’est une invention de la police. » Voilà une réponse très houellebecquienne ! Houellebecq pense que la police incarne le dernier humanisme.
F. G. : L’amour inconditionnel serait donc un amour policier ? Est-ce qu’on ne retrouve pas là cette aspiration au calme, voire au morne, à une sorte de concorde universelle, dont nous avons parlé ?
F. A. : Je n’aime pas beaucoup, non plus, la concorde. Ce qui s’oppose à la concorde, c’est la corde. C’est la discorde qui a créé ce que nous sommes. Mais Houellebecq fait tout pour la discorde. Il fait tout pour agresser.
F. G. : Vous disiez qu’il fait tout pour se faire casser la gueule.
F. A. : Ah oui, surtout pour se faire casser la gueule. Lorsque son livre va sortir, vous verrez que certaines personnes et certains groupes vont réagir violemment. Et pas ceux qu’on imagine. Il s’attaque à des choses… La discorde est permanente dans l’histoire de la pensée. Par exemple, en 47, on a organisé une rencontre entre deux des plus grands esprits de l’époque : Wittgenstein (lui, c’est vraiment mon maître à penser du xxe siècle) et Popper. Selon l’un des comptes rendus de cette rencontre, à un moment, ils se sont approchés de la cheminée qui se trouvait là, ont attrapé chacun un tisonnier et se sont trouvés sur le point de se cogner ! Popper et Wittgenstein ! Et ce qui s’est passé à Figueras, lors du « Procès du hasard », c’est à peu près la même chose. Les deux plus grands, sans doute, de cette soixantaine de scientifiques que Dali avait réunis, Prigogine et Thom, étaient chacun convaincus que l’autre était un imbécile. Pour Prigogine, Thom ne connaissait pas assez de chimie, et selon Thom Prigogine ne connaissait pas assez de mathématiques. Eux aussi ont été sur le point de se battre. Ça s’est fini comme ça. Le « Procès du hasard » est devenu une bataille entre Prigogine et Thom.
F. G. : Et qu’a fait Dali ?
F. A. : Mais Dali n’était pas là ! En tout cas, pas dans la pièce. Il était à côté, il a suivi le congrès par le trou de la serrure. Il était très malade alors. Il était couvert de fils, il pesait 40 kilos. D’ailleurs, les participants ne savaient même pas que Dali se trouvait derrière la porte. Ils croyaient qu’il ne pouvait plus se déplacer. Mais en réalité, ce qu’il y avait, c’est qu’il ne voulait pas se montrer moche – ce qu’il croyait être moche. Il était vraiment surréaliste. Il croyait à la beauté, à la grâce. Il ne pouvait pas se présenter ainsi à ces gens. Ionesco qui, lui aussi, à la fin, était très dégradé, qui pesait 40 kilos aussi peut-être (un jour, je l’ai porté jusqu’à son lit), n’avait aucun scrupule, au contraire, à se montrer tel qu’il était. Il s’en foutait. Je vais même vous révéler une chose : le dernier texte que Ionesco a écrit a été refusé par Le Figaro, parce qu’il y parlait de ses difficultés à chier, et qu’il y décrivait sa merde. Dali, qui a écrit un Traité du pet, n’aurait pas pu parler de sa dégradation.
F. G. : Et Houellebecq, lui, accepte-t-il l’idée d’être dégradé ?
F. A. : Il est peut-être un peu comme Dali… Mais d’une manière très différente. Il n’a rien à voir avec le surréalisme. Vous savez, cet homme-là, s’il n’emploie plus sa bite que pour faire pipi (et je pense que c’est la vérité)… Selon moi, il croit qu’il n’est ni assez beau, ni assez jeune pour provoquer l’amour. Et de toute façon, à ses yeux, l’amour est toujours détruit. Mais il pense qu’un jour, quand il se sera dégradé encore davantage, ce sera compensé par les ordinateurs et par la biologie moléculaire.
F. G. : Toujours l’utopie scientifique… Toujours ce rêve d’en finir, par la technique, avec la tragédie, cette espérance de voir l’homme enfin pallié par ses propres machines.
F. A. : Chaque année, à peu près, vers le mois de septembre, on me dit : « J’ai des informations très précises, je sais que cette année on te donne le Prix Nobel. » J’ai répondu un jour : « Oui, très bien, je ne refuse aucun prix ; je ne sollicite rien, mais je ne refuse rien. Pourtant, il y a un seul prix que je voudrais vraiment recevoir, c’est d’être un saint païen. » Quand je l’ai dit à Houellebecq, j’ai pensé qu’il allait trouver ça grotesque. Mais pas du tout. Il a beaucoup aimé cette idée. Et il a dit que lui aussi, il aimerait être un saint, c’est-à-dire être altruiste, être au comble de la générosité.
F. G. : Oui, mais est-ce que le monde du clonage, le paradis scientifique, ce monde où tout est humain, où l’homme maîtrise tout, permet encore la sainteté ?
F. A. : Houellebecq est positiviste. Il a la religion positiviste.
F. G. : Mais vous ne l’êtes pas, vous.
F. A. : Non. Mais je lis les positivistes. Je lis Auguste Comte. C’est un homme dont je me sens très proche. Un cerveau à la Kant. Et puis, qu’est-ce qu’il a aimé là-dedans, Houellebecq ? Est-ce que c’est cette religion ? Est-ce que c’est l’« ordre et progrès » du drapeau brésilien ? Ou n’est-ce pas plutôt le culte que Comte rendait à Clotilde de Vaux ?
F. G. : Cet amour chaste…
F. A. : Bien entendu.
F. G. : Mais l’amour chaste ne va-t-il pas, dans le positivisme, avec l’ordre et le progrès ? Est-ce que ce n’est pas la même chose ?
F. A. : Non, je crois que la création de la police, c’est un amour, comment dire ? Un amour pornographique. Celui dont Houellebecq, dans ses livres, passe toutes les formes en revue. Un jour – nous étions, comme d’habitude, un certain nombre autour de lui –, Breton nous a demandé : « Quelle est votre perversion sexuelle favorite ? » Ce n’est pas le mot qu’il a employé, il ne faisait pas partie de son vocabulaire, mais ça avait ce sens. Et quand il est arrivé à moi, j’ai dit : « La chasteté. » Il est d’abord resté muet. Il semblait presque fâché. Et puis il m’a dit : « Ah, mais oui, c’est vrai, Arrabal, c’est bien, ça ! C’est très érotique ! » Quant à Houellebecq, il cherche à être protégé. Il veut un masque qui le protège de l’amour et ce masque, c’est la science. Il semble n’avoir aucune forme de honte, mais il y en a une, quand même… Je me suis retrouvé avec lui dans un lieu où les gens sont nus, mais lui et moi nous étions habillés. Il y a des écriteaux qui disent : « Soyez bien élevé, enlevez votre caleçon. » Mais lui, il reste toujours habillé. Il rêve d’un amour… intemporel.
F. G. : Est-ce qu’à l’inverse vous ne vous êtes pas servis de la science, avec Panique, pour arracher les masques, pour ôter les protections ?
F. A. : Ce que nous voulions, c’était amener au monde dit sérieux, au monde de la formalité, de la sagesse…
F. G. : …de l’ordre et du progrès…
F. A. : …oui, de lui amener des choses considérées comme étant tout le contraire. Et vice-versa. Faire exploser les choses les plus folles par l’ordre et le progrès. Houellebecq, lui, attend ce qui le libèrera de ce ridicule dans lequel, peut-être, il s’imagine qu’il est en présence d’un être qu’il aime.
F. G. : J’ai l’impression que si Houellebecq a pris tant de place aujourd’hui, c’est parce qu’il reflète assez exactement quelques-unes des peurs et des espérances les plus caractéristiques de notre temps. Il me semble que la plupart de nos contemporains aspirent, comme lui, à être délivrés du risque, du ridicule, de la honte, de la dégradation – et de l’amour. Être protégé, à l’abri, est-ce que ce n’est pas le grand rêve de notre époque ?
F. A. : Pas seulement de notre époque. La réponse est, comme souvent, dans Le Banquet de Platon. C’est le dernier épisode, quand Alcibiade arrive, voit Agathon auprès de Socrate et, pour les détacher l’un de l’autre, se lance dans un éloge de Socrate. Ce qu’il raconte alors est lumineux. Depuis qu’il l’a rencontré il n’a cessé de lui faire des avances, qui ont toujours été repoussées. Il a essayé tous les stratagèmes : s’isoler avec lui, se battre avec lui au gymnase (où l’on était nu), le faire dormir chez lui. Mais, justement, ce que Socrate voulait, c’était dormir. Alcibiade, qui devait être Miss Athènes, ou plutôt Mister Athènes, essayant en vain de séduire un homme qu’il décrit comme « une boule sur une boule », le beau jeune homme rebuté par le difforme Socrate : Le Banquet se termine là-dessus. Et sur cet aveu d’Alcibiade : « Il est le seul devant qui je rougisse. »
Propos recueillis le 13 juillet 2005 à Paris
[1] Fernando Arrabal, Houellebecq, Le Cherche Midi, septembre 2005..